jeudi 1 septembre 2011

Pourquoi les Arabes peinent-ils à récupérer l'argent de leurs dictateurs?

Egyptiens et Tunisiens peinent à récupérer les sommes détournées et placées en Suisse par les anciens despotes. D’autant qu’en droit helvète le délit d’enrichissement illicite n’existe pas.

Alors même que le “printemps arabe” battait son plein, le remboursement des sommes détournées par les dirigeants destitués de la région n’en est qu’à ses débuts. Il s’agit en effet d’un processus d’une rare complexité.

Soumis à une forte pression de la rue, les nouveaux régimes tunisien et égyptien ont bien du mal à récupérer les milliards de dollars gelés dans des banques en Suisse, au Royaume-Uni et ailleurs. Ils sont confrontés à toute une série de difficultés juridiques.

Le coffre-fort des dictatures

En Egypte, l’ancien leader Hosni Moubarak et ses deux fils sont actuellement en procès pour corruption et complicité dans l’assassinat de manifestants. En Tunisie, Ben Ali, déjà condamné à l’issue de trois procès différents pour détournement de fonds, corruption et autres délits, est sous le coup de dizaines d’autres chefs d’accusation.
En Libye, la restitution de milliards de dollars qui appartiendraient au régime du colonel Muammar Kadhafi ne va pas suivre la même procédure que celle des actifs égyptiens et tunisiens. L’argent libyen a été gelé en vertu des sanctions politiques décidées par les Nations unies. Résultat, l’ONU peut autoriser le déblocage des fonds gelés par une nouvelle résolution, mais une telle initiative doit obtenir l’aval de pays tels que la Chine ou la Russie, qui ont critiqué les frappes de l’Otan contre les forces du colo- nel Kadhafi. Quelque 378 milliards de dollars d’actifs libyens sont actuellement gelés par les Etats-Unis. Ces derniers ont proposé le 24 août une résolution à l’ONU en vue d’autoriser à des fins humanitaires le transfert d’environ 1,5 milliard de dollars sur cette somme à la Libye. Une large part de ces fonds serait gérée par les rebelles, une autre partie étant confiée à des ONG, si l’on en croit un responsable américain. Dans la mesure où ces actifs sont gelés conformément à une résolution de l’ONU, les Etats-Unis ont fait savoir qu’il leur fallait l’autorisation de cet organisme pour débloquer les fonds. L’Union européenne a sanctionné à la fois des sociétés publiques et le colonel Kadhafi, ainsi que sa famille. Si elle levait les sanctions pesant sur lesdites entreprises, les banques seraient automatiquement obligées de débloquer ces actifs. Le colonel Kadhafi et sa famille resteraient soumis aux sanctions. Toutefois, un futur régime libyen devra démontrer que ces actifs proviennent de la corruption pour qu’ils soient remis à Tripoli.

En revanche, des pays comme la Suisse ont gelé des actifs tunisiens et égyptiens en se fondant sur des soupçons selon lesquels il s’agirait d’argent détourné par les dirigeants de ces pays. Les procureurs tunisiens et égyptiens doivent donc apporter la preuve de la corruption, ce qui pourrait prendre des mois ou des années, et alors seulement les actifs pourront être remboursés. Dans les affaires de corruption, les condamnations ne suffisent pas toujours à convaincre les autorités étrangères de restituer les fonds gelés.

Les procureurs doivent prouver que ces actifs proviennent d’un délit spécifique, tâche des plus délicates quand on sait que les traces écrites peuvent transiter à travers plusieurs pays, utilisant des sociétés écrans et de fausses identités. Jusqu’à présent, la Tunisie a dénombré au moins douze pays dans lesquels Ben Ali et ses associés ont de l’argent, ce qui pourrait se monter à des milliards de dollars, assure M. Amir Cheïkh, de la Banque africaine de développement. Mais jusqu’ici, ni l’Egypte ni la Tunisie ne sont parvenues à associer l’argent amassé, par exemple en Suisse, avec des délits commis dans leur pays par les anciens leaders. Les autorités égyptiennes affirment qu’elles ne savent pas où sont tous les actifs de Moubarak ni quelles sommes ils représentent au total. Les pays arabes libérés de leurs dictateurs doivent maintenant monter un dossier complet et le présenter devant les tribunaux du pays où les fonds ont été gelés. Or, pour la Tunisie et l’Egypte, c’est une première. Pour faire débloquer ces fonds, il faut éplucher le droit de chaque pays. Pourtant la Suisse, soucieuse d’en finir avec son image de coffre-fort des dictatures, prend des dispositions pour accompagner les nouveaux régimes arabes dans ce processus. Le pays a ordonné le gel des avoirs appartenant au régime Ben Ali cinq jours après la chute du président, et celui des avoirs du clan Moubarak seulement une heure et demie après le départ du président. Valentin Zellweger, responsable du droit international au ministère des Affaires étrangères suisse, a pour mission d’aider la Tunisie et l’Egypte à récupérer leur argent. Dès que le bureau de M. Zellweger a reçu une demande officielle d’entraide judiciaire de la part des autorités égyptiennes afin de récupérer les 410 millions de francs suisses gelés en mars dernier, il a tenu à les aiguiller sur le bon chemin. Les preuves présentées par les Egyptiens – une accumulation d’articles de presse et d’accusations maigrement étayées – n’étaient pas suffisantes pour lancer une enquête. Mais au lieu d’enterrer leur requête il a envoyé au Caire une délégation composée d’experts en droit et de spécialistes de la restitution d’avoirs gelés.

Pas assez graves comme délits

Lors de cette rencontre, en mai dernier, les Suisses ont précisé aux procureurs égyptiens et aux représentants du ministère de la Justice quelles étaient les pièces requises pour ouvrir un dossier officiel de corruption. Ils les ont mis en garde contre l’éventualité d’un recours par des membres de la famille Moubarak ou de leurs associés en cas de faux pas. La procédure est d’une grande complexité. Les autorités égyptiennes poursuivent d’anciens représentants du régime pour enrichissement illicite, un délit qui n’existe pas en Suisse. Par conséquent, la Suisse leur a conseillé de porter les preuves réunies pour ces affaires au dossier présenté à la Suisse. “Ils ont fait tout leur possible pour nous aider”, a déclaré le ministre égyptien de la Justice, chargé de la procédure. Le Caire a, depuis, envoyé à Berne des centaines de pages de nouveaux documents. Mais d’après un fonctionnaire suisse, malgré ces nouveaux éléments, les liens entre les avoirs gelés et les crimes commis par le régime Moubarak sont encore loin d’être avérés.

De même, après la chute de Ben Ali, M. Zellweger avait invité les représentants tunisiens à venir à Berne. Tunis avait déjà envoyé une requête auprès du gouvernement suisse pour lancer une procédure de déblocage des avoirs gelés. Pourtant, selon les Suisses, certains des délits reprochés au clan Ben Ali, notamment le contrôle des devises, ne sont pas suffisamment graves pour entamer une procédure de restitution des actifs. Lors de la rencontre, les Tunisiens ont demandé avec insistance à M. Zellweger de leur fournir les noms et les détails des comptes bancaires gelés, mais ce dernier leur a expliqué que le secret bancaire devait être préservé afin de ne pas nuire à la procédure. La discussion s’est donc recentrée sur les difficultés de Tunis à fournir des preuves écrites.